Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol                          -                                      Cahier d'Histoire de Revel  N° 20       pp 45-48

 

Les énigmes de l'Histoire
Pourquoi Emmanuel de Las Cases
 
a-t-il suivi le char de Napoléon à Sainte-Hélène ?

par Jean-Pierre Gaubert

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Emmanuel de Las Cases, né à Blan (Tarn) le 21 juin 1766, et dont le nom fut rendu célèbre pour avoir suivi Napoléon dans son exil à Sainte-Hélène, échappe à la règle générale qui fut suivie par les nobles de notre région toulousaine. Très vite, en effet, ces nobles prirent leurs distances avec l'Empire.  
La plupart de ceux qui étaient en âge de porter les armes avaient émigré en 1791et leurs parents souvent emprisonnés.  
On sait que l'armée dite « des Princes », mal armée par les troupes étrangères, fut de ce fait vaincue sans appel  et contrainte à se réfugier dans divers pays d'Europe jusqu'à ce que Bonaparte, Premier Consul, ouvrît avec la paix d'Amiens les voies du pardon et du retour. 

Emmanuel de Las Cases  revint ainsi en France en 1802, après une dizaine d'années passées en Angleterre, où il avait gagné sa vie en publiant un Atlas géographique et historique qui connut le succès. A Londres, il avait fréquenté les esprits les plus montés contre les Républicains et en particulier l'entourage du comte d'Artois, le futur Charles X. Il avait été ainsi fiché dans les rapports de police. 
Pour autant, il n'en ouvrit pas moins les yeux, vit que la France retrouvait le calme sous la poigne  de son nouveau chef qui, lorsque la guerre reprit, multiplia les victoires.

Bien qu'il fût un royaliste pur-sang, il commença à considérer le Premier Consul pour ce qu'il était et d'abord un grand organisateur. Bientôt il se déclara « vaincu par la gloire ! » Et par Marengo.


 

Emmanuel de Las Cases (1766/1842)

Emmanuel de Las Cases (1766/1842)
Marquis d'Ancien Régime, comte d'Empire, Emmanuel de Las Cases (1766/1842) a été l'oreille attentive  de l'Empereur déchu. 
Avec toute sa sensibilité méridionale, il s'est intéressé autant à l'homme privé qu'à l'homme d'Etat, livrant de Napoléon un portrait complet qui fut et reste un événement.

 

Bonaparte rompt avec la royauté

En même temps, les nobles de notre midi languedocien qui avaient émigré revenaient, parfois sous un nom d'emprunt ou clandestinement, pour échapper aux poursuites dans l'attente du certificat d'amnistie qui finissait par leur être accordé. Ils retrouvaient leurs propriétés, plus ou moins morcelées et vendues par la Nation, selon le cas.  
Ils observaient pour la plupart une position attentiste, et cherchaient à recouvrer une place dans la société, parfois même au sein du nouveau système. Quelques-uns, les plus exaltés sans doute,  se prirent à rêver que le Premier Consul devrait même rendre le pouvoir au roi légitime contre un bâton de connétable. C'était mal connaître Napoléon Bonaparte. 
Un mouvement royaliste se radicalisa. Des émissaires de Londres débarquèrent avec l'intention de neutraliser le Premier Consul, voire de l'assassiner si besoin. Ils furent arrêtés et leurs leaders, dont le célèbre chouan Cadoudal, exécutés. De grands noms de l'Armorial faisaient partie de la conjuration dont les frères Polignac, famille il y avait peu encore, très proche de Marie-Antoinette qui avait contribué à leur fortune. La future Impératrice Joséphine sauva leur tête. 
Le Premier Consul voulut alors frapper un coup d'arrêt qui ne laissa aucune ambigüité sur sa qualité de fils de la Révolution : une troupe passa la frontière suisse, se saisit du duc d'Enghien qui fut aussitôt conduit à Vincennes, jugé dans la nuit pour de mauvaises raisons politiques et, sans vrais moyens de défense, fusillé dans les fossés.

Par la suite, l'attitude des nobles suivit le cours de la mentalité des milieux conservateurs de la nation qui se détériora,  en même temps que les armées impériales connaissaient une résistance accrue, d'abord dans la péninsule ibérique, puis en Russie jusqu'à la campagne de France de 1812. 

Dans le midi toulousain, on en était arrivé au point que l'on attendait  - dans les châteaux au moins – les troupes anglaises de Wellington qui remportèrent « la bataille de Toulouse », davantage comme des libérateurs que comme des ennemis. 
Le maréchal Soult,  qui reculait en combattant, sans engager à fond ses hommes dont il entendait ménager le sang car il était trop fin politique pour ne pas avoir compris que les jours de l'Empereur étaient comptés, s'en offusqua et demanda aux dames royalistes de la région de Castres un peu plus de pudeur dans leurs débordements eu égard aux soldats de France qui venaient de tomber dans les combats.   

On le vit bien lors de la Restauration qui suivit et le retour triomphal de ceux qui avaient accompagné les Princes dans leur exil et dont les éléments les plus exaltés donnèrent naissance à la sensibilité dite ultra. Tenus rapidement à distance par Louis XVIII, leur faveur revenue sous Charles X  coûta son trône en 1830 au dernier des Bourbons.

Plus royaliste, tu meurs !

Dans ce contexte général, Emmanuel de Las Cases n'échappe pas à l'air ambiant. Si sa famille s'honorait d'un grand passé conquis par un ancêtre ayant accompagné en l'an 1100, en péninsule ibérique, le comte Henri de Bourgogne parti contenir les Arabes  – le courage du chevalier au combat lui avait fait attribuer le soir, par le comte devenu roi du Portugal « todas las casas… » (toutes les bâtisses) à sa vue.
Lors de son retour en France, une branche des Las Cases, accompagnant Blanche de Castille mariée au roi, avait par la suite,  du fait de partages d'héritages,  perdu beaucoup de lustre.

Si son père, le marquis François-Hyacinthe, était allié à de grandes familles du Languedoc, le château, commune de Blan (Tarn), restait modeste autant que les terres qui l'entouraient. Le marquis, soldat depuis son plus jeune âge et ancien capitaine, devenu « gouverneur de Sorèze, Revel et pays dépendants », devra demander au roi de prendre en charge l'éducation de ses enfants.

Maison natale d'Emmanuel de Las Cases à Blan (Tarn)   

Emmanuel de Las Cases est né dans un "château" sur la route de Castres. Il y connut sa petite enfance au milieu de la nature, des jeux avec les petits paysans du voisinage  et les leçons de catéchisme d'un vieux curé.
Longtemps, il y eut un grand orme qui se reflétait dans une pièce d'eau.

 

 Famille royaliste, certes,  le jeune Emmanuel n'échappera pas au moule. Au contraire, entrant dans la Marine, avec la protection du duc de Penthièvre, Grand Amiral de France, proche de la parentèle parisienne qui prend son éducation en charge, il fera partie de ces officiers de « La Royale » qui seront particulièrement royalistes au point qu'ils émigreront  à un pourcentage écrasant à partir de 1791, laissant la marine française sans encadrement de haut niveau.

Un courtisan trop timide…

Le malheur ouvre l'esprit. Emmanuel de Las Cases était d'une sensibilité particulièrement vive. Petit sur le plan physique, il avait dû composer, plus que d'autres, pour tenir sa place. Intelligent et cultivé, ayant réussi à tirer son épingle du jeu en émigration en publiant un Atlas géographique et historique, il n'avait pas tardé à observer, en se frottant aux idées nouvelles,  tout ce que la caste dont il avait cru devoir faire partie portait en elle de désuet et de dépassé.  

Féru d'études historiques, il ne pouvait pas non plus considérer l'action du Premier Consul Bonaparte sans mesurer les progrès obtenus en peu de temps par une administration devenue ferme et cohérente. Il toucha du doigt cette réalité à son retour en France en 1802. Certes, Emmanuel restait royaliste, retrouvant tous les soirs les grands noms du Faubourg Saint-Germain avec lesquels il jouait – il était en effet grand joueur devant l'Eternel, habitude qu'il avait contractée dans la marine – mais, peu à peu, se sentait envahi d'une admiration objective qui lui faisait de plus en plus prendre des distances avec ses sentiments précédents. 

Ainsi glissa-t-il lentement vers l'Empire où l'appelaient ses anciens camarades des écoles militaires : Decrès, devenu ministre de la Marine, Clarke ministre de la guerre. Il se souvint avoir rencontré Joséphine de Beauharnais au cours d'une escale à la Martinique et fit en sorte que son amie Louise de Vaudreuil, connue  lors de son dernier séjour en Languedoc,  aux heures de la Révolution naissante, entrât au service de l'Impératrice. 

 

Des trois filles du marquis de Vaudreuil, Louise, la dernière, fut la plus proche d'Emmanuel. Elle avait épousé le marquis de Valady.
Après la disparition de celui-ci, guillotiné, elle se remaria avec le comte  Walsh de Serrant, et contribua à la carrière d'Emmanuel de Las Cases par ses fonctions de dame d'honneur de l'Impératrice Joséphine. A.D. Maine-et-Loire

 

 

 

 

Louise de Vaudreuil (1770/1831) 

 

 

Louise renvoya l'ascenseur … Las Cases devint chambellan, auditeur au Conseil d'Etat, chargé de mission. Mais il restait effacé, fondamentalement émotif, ce qui le rendait timide, perdant tous ses moyens lorsqu'il se trouvait en face du Maître qui passait alors devant lui sans s'arrêter alors qu'il bredouillait une réponse à ses questions précises.

… Retenu pour Sainte-Hélène

L'approchant alors de près, Las Cases avait abandonné toute prévention à son égard. Il était conquis, subjugué, au point qu'il deviendra, avouera-t-il, « fou de lui ». Cette séduction avait connu sa source lors des travaux du conseil d'Etat où Napoléon légiférait à voix haute. Désormais, quelles que soient les erreurs du Maître, Las Cases passerait allègrement dessus pour ne retenir que le génie du grand homme. 

Il le servait avec dévouement et compétence, espérant qu'enfin reconnue, celle-ci lui vaudrait un grand emploi. Il était en passe d'y parvenir - on avançait même son nom comme précepteur du roi de Rome - quand, catastrophe ! Napoléon abdiqua sous la pression des alliés aux portes de Paris. 

Las Cases, ancien royaliste rallié à l'Empire, préféra  partir en Angleterre au rendez-vous d'une amie chère d'autrefois, Lady Clavering, que de se présenter à Louis XVIII. Le hasard voulut qu'il soit rentré alors que Napoléon revenait de l'Ile d'Elbe. 

Fidèle à lui-même, il se jeta alors à son cou, retrouva ses emplois précédents et fut promu Conseiller d'Etat. 

Cent jours plus tard, le désastre de Waterloo sonna cette fois le glas définitif de l'Empire. 

               
Napoléon, abandonné de tous, Las Cases osa s'approcher de Lui : 

« - Sire, je voudrais suivre Votre Majesté dans vos destinées… 
- Cela pourra vous mener loin…  observa l'Empereur qui songeait alors se réfugier aux Etats-Unis… 
- Je ne l'ai pas calculé, Sire… » 

C'était vrai. Toute sa vie, chez Las Cases, l'action précéda la pensée.

Tout à son adoration, il n'avait pas songé à Henriette, née de Kergariou, son épouse, qu'il fallût informer de sa décision, ni à leurs trois enfants, ni même à l'amie anglaise, Lady Clavering, qui s'unit à sa femme pour tenter de le faire revenir en arrière. Au contraire, il décida d'amener avec lui son aîné Emmanuel Junior, 15 ans, persuadé, comme Montaigne qu'un voyage en apprend davantage que toute autre discipline scolaire. 

Les candidats à l'exil ne se bousculaient pas. Les Las Cases père et fils furent retenus avec les généraux Bertrand, de Montholon et Gourgaud ainsi que douze serviteurs. La destination fut connue avant le départ : Sainte-Hélène îlot perdu entre  l'Afrique et le Brésil, dont cette fois le vaincu ne s'échapperait pas.

Napoléon dicte ses Mémoires. Nicolas-Eustache MAURIN

« Napoléon dicte ses Mémoires ».

Sur cette gravure de Nicolas-Eustache Maurin, sont réunis les personnages de l'entourage du premier cercle de l'Empereur à Sainte- Hélène : les trois généraux Bertrand (assis) Gourgaud et  Montholon (debout)  ainsi que les deux "civils", Emmanuel de Las Cases père, plume en main, et derrière lui, son fils Emmanuel Pons.

Le compagnon le mieux aimé

Parlant couramment l'anglais, Las Cases fut pour Napoléon,  sur le Northumberland qui les transportait, le compagnon le plus précieux.  Son aîné de trois ans, de même formation, il avait connu personnel politique, militaire et Cour impériale. De plus, il était rompu à l'art de la conversation.
Bientôt, Napoléon ne put se passer de lui. 

Las Cases, lui, jubilait. Après des années d'observation,  il avait en face de lui l'homme qu'il admirait intellectuellement le plus au monde, qui n'avait jusque là jamais jeté un regard sur lui, et qui connaissait à peine son nom. 

 

« - Maintenant Sire, il faut travailler à  vos Mémoires ! »
 L'Empereur refusa. Las Cases insista. Napoléon consentit, et mieux encore, se passionna. Dès lors,  le long voyage du lourd bâtiment prit un tout autre sens. Napoléon dictait et son regard retrouvait sa flamme avec ses souvenirs. Autour de lui,  Las Cases, mais aussi les autres compagnons tenaient la plume. La traversée de deux mois passa plus facilement et le travail entrepris se poursuivra dans l'île. 

Las Cases alla au-delà de ce que l'Empereur demandait : il tint chaque jour un journal où il nota faits, gestes et paroles du proscrit. On sait que « tous les détails de la réalité ont une valeur pour l'esprit qui cherche et la volonté qui agit… » dira Jaurès.
Napoléon l'apprit, demanda à voir, approuva… Il n'y avait pas d'indiscrétion dans cette attitude, mais l'expression d'une intelligence reconnue,  à son vrai niveau, par une intelligence supérieure. 

Las Cases triomphait. Il savait désormais pourquoi il avait proposé ses services. Sa tâche épuisante fut cependant bien proche de disparaître. Le gouverneur Hudson Lowe saisit  ses « papiers » qui le mettaient largement en cause et qu'il aurait pu faire disparaître sous un prétexte quelconque si sa personnalité eût été assez forte pour oser transgresser.  

Mais il était ce qu'avait voulu le cabinet anglais : un geôlier sans initiative, obsédé  par le seul fait que son prisonnier ne s'enfuît pas. Ce dont Napoléon n'avait pas l'intention. «  Il n'y aurait pas eu de Christ sans la croix », disait-il.

La vie nous dépasse…

Las Cases, lui, sut habilement se faire expulser. En Europe, il fit des pieds et des mains, avec l'idéalisme naïf des amoureux, pour adoucir le sort de l'Empereur. Les Anglais furent beaux joueurs : à la mort de Napoléon en 1821, ils lui rendirent ses « papiers » confisqués, comme la preuve même que, chargés de la surveillance de l'Homme, ils avaient rendu service à l'humanité en le privant de sa capacité de nuisance tout en reconnaissant la force d'une pensée que Las Cases rapportait.

Las Cases n'avait pas suivi Napoléon à Sainte-Hélène dans la seule perspective d'écrire le best-seller qui suivra et qui deviendra le célèbre « Mémorial de Sainte-Hélène ». Ce procès, souvent formulé, laisserait penser à un calcul, fut-il ou non conscient de sa part. Ce spontané actif avait d'abord obéi à la fascination intellectuelle. Il avait su tout mettre à plat et poser un regard neuf et libre autour de lui.

 De plus, il trouva en Napoléon un être nouveau qui, éloigné de tout pouvoir, n'était plus le potentat au pouvoir absolu mais un homme sachant plaider la cause de son action passée, reconnaître au passage  une part de fautes, tout en libérant en lui des qualités de cœur. 

C'en était trop pour Las Cases, grand sensible qui ne s'en est jamais caché : il a aimé Napoléon, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, et il en fut en retour apprécié.
« On ne pourra pas écrire sur moi sans avoir recours à vous… » lui avait dit l'Empereur.
Cela ne voulait pas dire que tout ce qu'il écrirait serait bon à prendre pour argent comptant, mais, a minima, que l'on devrait toujours tenir compte de ce qu'il aurait retenu de lui.
 

"Le  "Mémorial de Sainte-Hélène" fut un énorme succès qui connut de multiples éditions ainsi que des traductions dans le monde entier. Il popularisa le Bonapartisme et contribua à l'avènement de Napoléon III et du Second Empire.
Sur cette image,  la couverture de l'édition populaire  de 1842,  illustrée par Charlet.

Mémorial de Sainte-Hélène illustré par Charlet  - 1842

Las Cases avait senti confusément tout ce qu'il gagnerait en s'attachant au grand œuvre que les circonstances lui offraient.

Le joueur, en lui, a  alors tout misé. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre… On sait la suite. Son histoire est celle d'un petit qui prend conscience qu'il ne justifiera pleinement sa vie  qu'en se lançant hardiment vers un inconnu plus grand que lui. 

On peut y voir une leçon de vie. Comme des bœufs de labours de ce pays, il a longuement tracé le sillon défini, silencieusement,  borné et courbé sous le faix, souple d'échine au souffle du vent d'autan, tenace, opiniâtre. Au bout, se trouvait la récolte envisagée mais parfaitement incertaine.

Non, le marin Emmanuel de Las Cases ne pouvait pas ne pas suivre le char de l'Empereur, au risque d'être parfois mal compris sinon mal jugé par la noblesse de son propre terroir. Son destin, car c'en est un, était là !

 

 

 

 

Jean-Pierre Gaubert
Auteur de : « Las Cases l'abeille de Napoléon »
Loubatières - 2003

 

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